Nous partîmes tôt, le soleil à peine levé, pour trouver le Pygargue pêcheur, l'aigle ravissant.
Andy avait pris deux poissons congelés, appât pour appâter.
La lumière était excellente, le silence incroyable, l'aigle était Royal, perché, nous zieutant, prétentieusement, presque indifférent.
Parqué au bord des papyrus, Andy avait calculé son angle, puis siffler, fort, plusieurs fois.
Peut-être, de loin, aurait-on pu croire qu'il s'agissait du propre cri strident de l'aigle chasseur chassant... L'aigle était habitué disait Andy.
Je vérifiais dans mon télé qu'il ne nous tournait pas le dos.
- Ready ?
- Ready !
- Go !
Le poisson avait giclé du bras musclé de Andy, à 50 mètres environ, était parti se poser à fleur d'eau, sans couler,
tout gonflé qu'il était de l'air injecté par Andy avec sa grosse seringue - petite pompe à vélo de 20 cm.
L'aigle décollait, lâchait son envergure... magistrale, mouvements lents et efficients, bec agressif pointé vers l'objectif, sans bruit, rapide, furtif.
Il approchait, présentait déjà ses serres acérées, musclées, écartelées. Le poisson n'avait aucune chance... pourtant il le manquait.
Pour notre plus grand plaisir de photographe ornitho, il dû faire demi tour dans un virage incliné, serré, magnifique, puis replonger vers l'innocent, raide gelé, qui l’avait nargué...
Cette fois, le poisson fut pris, s'envola, enserré dans les griffes de l'oiseau qui regagnait son perchoir. Poisson volant sans le vouloir, sans le savoir...
Alors ?? Les isos...? bien réglés ? Les blancs...? pas trop cramés ? Les isos assez hauts pour trouver de la vitesse ? Les couleurs sont-elles belles ? Que de questions, d'angoisse.
Les photos sont-elles ratées ? Devrais-je me gifler ? Et tout recommencer ?
Arghhh ! ça a l'air super bon.
Mais LA prise du poisson est-elle bien ajustée ? LA photo est-elle bien nette et même super-piquée ?? ?? ??
Y-a-t-il de l'eau qui gicle, le « plouf » est-il visible ? Voit-on bien son œil net ? La lumière s'y reflète ? Les serres sont-elles bien nettes, voit-on bien le poisson qui dégouline ?
Bon appétit l'oiseau. Le poisson pas bien gros pour un p'tit déjeuner, mais tu connais Andy, tu sais qu'il reviendra.
Et si ce ne sera pas toi, bin ! ce sera ton frère, African Fish Eagle, Pygargue Vocifère.
YES ! Large sourire aux lèvres, les images dans la boîte, nous sommes repartis, poussés par 90 chevaux,
vers d'autres images tant attendues... Yahoooooooo !
Puis Andy a ralentit.
J'ai compris en voyant l’homme embarqué, le pêcheur, solitaire, miséreux : Andy ne voulait pas troubler son eau calme.
Il lui clama « hello » en stwanais que je ne comprenais pas.
Il avait un pauvre fil attaché à une pauvre branche, espérant que ça morde. Écopait en pêchant pour ne pas trop couler...
…’tain… J'avais claqué plusieurs millers d’euros pour voir un poisson congelé se faire choper par un oiseau,
et lui attendait que la friture frétille, patientait en priant pour que ça morde, pour nourrir sa famille.
Oui je sais, c'est ridicule, larmoyant, imbécile, paternaliste et hypocrite, partiel, incongru.
Oui je sais je ne changerai pas le monde. Oui je sais ce monde est pourri. Putain de vie.. !
Alors ? un peu de monnaie contre un sourire ? Lui donner si non pas dormir pendant des jours et des années ?
un petit billet pour apaiser ma conscience..? Me déculpabiliser de me sentir coupable ?
Après 3 secondes de psychanalyse hyper-poussée, oublier ma psyché et ne pas hésiter.
Quelques paroles traduites par Andy pour « faire connaissance », pour « dédramatiser ».
Il m'oubliera (peut-être), je l'oublierai (surement pas), mais aujourd'hui (cette semaine ? ce mois-ci ?) ses deux enfants,
sa femme et sa mère auront de quoi grignoter... et moi de quoi larmoyer pendant quelques années !
Franck