Les jours filent beaucoup trop vite ! Nous arrivons presque au terme de notre séjour en Côte d'Ivoire mais, la visite des Centres de Lotti Latrous, à Adjouffou, restera pour moi la plus belle expérience humaine de ma vie. Jamais je n'oublierai...
Dès notre premier jour à Abidjan, j'ai demandé à Paulette de prendre contact avec les Centres Espoir 1 et 2 (d'eux !), fondés par Mme Lotti Latrous car j'ai également des vêtements en grand nombre à lui offrir ainsi que des articles d'hygiène, des jouets pour "ses" petits orphelins et plein d'autres choses.
Rendez-vous est pris pour ce matin à 10 heures. Je réunis toutes les affaires, on prend le petit-déjeuner et "Schumi" nous embarque pour une nouvelle traversée agitée de la ville. Comme chaque jour, il fait lourd et très chaud.
En route, nous parlons de Lotti que certains d'entre vous connaissent peut-être... Elle a été l'invitée, pendant une semaine, d'une émission de la TSR s'intitulant "Zig-Zag Café", elle a reçu le prix Adèle Dutweiler en 2002 et a également été élue "Suissesse de l'année" à fin 2004.
Elle a abandonné une vie très confortable pour créer seule son Centre Espoir en 1999.Trop de pauvres gens, atteints du sida et rejetés de leurs familles, meurent dans des conditions épouvantables. Lotti veut les aider, les soigner et leur permettre de mourir dans la dignité, en se sentant aimés. :
Lotti a passé son enfance dans un beau village de la campagne zurichoise (Suisse). Son premier boulot comme aide-soignante dans un hôpital de Genève pour permettre à ce Tunisien qu'elle allait épouser de finir son diplôme d'ingénieur, le départ avec lui vers l'Afrique. L'histoire de cette femme est celle d'un renoncement, pour que sa vie devienne une cause.
Lotti nous parlera de ce "boy" qui lui servait des gin tonics en gant blanc au bord de la piscine de sa grande villa de femme d'expat, avec cuisinier et femme de ménage.
Lotti s'ennuie pendant que ses enfants sont à l'école. Elle ne s'intéresse déjà plus à la piscine, ni au bridge... Un jour, le cuisinier de la famille Latrous était en train de préparer de la potée pour leurs deux chiens, avec du ragoût, des carottes, des courgettes et des pâtes quand le gardien de maison informe Lotti qu'une petite fille était à la porte et voulait lui parler.
La fillette avait environ cinq ans, des habits en lambeaux, des poux plein la tête et était maigre jusqu'aux os. Elle dit à Lotti :"Tanti, j'ai faim, est-ce que tu as un petit morceau de pain à me donner ?"
Lotti est allée à la cuisine et a remis à l'enfant un sac plein d'aliments. Cette petite fille, sans le savoir, a déclanché quelque chose en Lotti. Elle a réalisé que des êtres humains mouraient de faim près de chez elle et que la gamelle de ses deux chiens coûtait plus cher qu'une semaine de "bouffe" pour une famille entière de ces taudis !!
De fil en aiguille, l'idée fait son chemin dans la tête de Lotti qui commence par travailler bénévolement dans des orphelinats et décide de fonder son premier Centre. Presque 150 consultations par jour, des tests de dépistage et 400 bouillies par jour, le tout pratiquement gratuit.
Nous traversons les premiers bidonvilles. Baraques de bois , entrecoupées ça et là d'une bâtisse en béton et de petits stands qui proposent, au bord de la route, du riz et du poisson. A nouveau une foule innombrable, du rythme, de la musique à plein tube, une pauvreté évidente.
Lotti avait bien indiqué à Paulette le chemin à emprunter pour arriver "chez elle" mais c'est loin d'être un jeu d'enfant ! Nous glanons quelques indications aurpès d'un groupe d'hommes qui nous renseignent mollement. Nous allons arriver dans le bidonville d'Adjouffou, à Port Bouet. C'est là que "Madame Lotti" (comme chacun l'appelle ici) vit et travaille depuis plusieurs années.
La suite, nous ne nous y attendions pas : un chemin de sable, large d'environ trois mètres, qui file tout droit au travers des étals de marché misérables. Les nids de poule sont immenses ! Nous sommes ballottés de tous les côtés, propulsés hors de notre siège pour nous y retrouver, complètement aplatis ! Quand je comparais la traversée d'Abidjan au Paris-Dakar, en ce moment, c'est véritablement le Camel-Trophy !
Ce qui impressionne, ce sont tous ces gens, des gens partout qui déambulent dans tous les sens. Des jeunes assis dans des carcasses de voitures, des mères tenant leur stand avec leur bébé ficelé sur le dos, des hommes immobiles, dans des restaurants de fortune. Et des enfants en grand nombre, en shorts, t-shirts troués, sales, pieds nus. Ils se déplacent agilement au rythme d'une musique criarde crachée par des haut-parleurs. Ils rient, ils sont gracieux, comme seuls les enfants africains peuvent l'être. Lotti me dira un jour :"La richesse des pauvres, c'est le rire et l'amour" !
Nous arrivons devant un grand portail en fer orange sur lequel est inscrit "Centre Espoir". Enfin, je vais faire connaissance de Madame Lotti !
Nous sortons de notre véhicule, nous franchissons la porte de fer et nous nous retrouvons dans une grande cour, ombragée par un grand arbre parasol. Les chambres de ce dispensaire sont disposées en U: elles ne sont pas en ciment mais en fer : des containers hors d'usage. Dans la cour, l'animation est intense. Sans cesse, des personnes viennent, seules ou avec leur bébé, paient un demi-euro, reçoivent un numéro, s'asseyent sur un long
banc qui a été installé devant les containers, attendent. Attendent des heures, imperturbablement, que vienne leur tour. Une infirmière pèse chaque bébé avant la visite médicale.
Je reste saisie devant une affiche représentant un enfant qui sourit tristement. Il est inscrit au haut de l'affiche :"Que veux-tu être quand tu seras grand ?" et, en-dessous de la photo on lit :"VIVANT !" J'ai déjà les larmes aux yeux...
Tout à coup, Madame Lotti traverse rapidement la cour et se dirige vers nous. Energique, environ 1 m.60, une grande mèche blonde balayant ses 51 ans, des yeux très bleus, un sourire radieux, une simple blouse blanche sur son jean.
Je lui dis combien je suis heureuse de pouvoir enfin la rencontrer, je loue son courage et le travail qu'elle accomplit au quotidien pour les plus pauvres d'entre les pauvres. Elle répond qu'elle ne fait que donner à des êtres humains ce qui leur est dû, tout simplement.
Lotti nous présente le Dr Germain Gnode qui travaille bénévolement au dispensaire (mais actuellement, un autre médecin a pris le relais). A droite du cabinet du médecin se trouve le bureau de Lotti, à gauche la pharmacie où travaille l'indispensable Maurice (un jeune ivoirien atteint du sida et qui reçoit gratuitement sa trithérapie en échange de ses compétences professionnelles précieuses).
Lotti nous explique le fonctionnement de ses Centres où elle donne du travail à 25 personnes africaines, essentiellement. Le dispensaire ayant ouvert ses portes le 1er février 1999, à la fin août 2003 on comptait 90'000 consultations !
Le Centre Espoir d'Eux (mouroir) a été ouvert le 2 septembre 2002. En un an, 400 patients ont reçu des soins et 150 d'entre eux sont morts.
Le nouveau foyer pour mères et enfants, ouvert en 2005, s'appelle "Centre Espoir trois. Il abrite un foyer mères-enfants et des orphelins.
En Afrique de l'Ouest, la Côte d'Ivoire est le pays le plus gravement menacé par le sida. Officiellement, près de deux millions de personnes sont séropositives et 60'000 à 70'000 nouveaux cas sont recensés chaque année. Une situation que la guerre civile a aggravée...
Lotti, malgré la journée surchargée qu'elle s'impose, prend un peu de temps pour nous donner de nombreuses informations, pour nous parler de "ses" malades, de "ses" enfants, pour nous raconter diverses anecdotes plus tristes et dramatiques les unes que les autres.
Je ne voudrais pas donner à ce récit un côté trop mélo, mais je pense que je parle tout simplement d'une réalité que beaucoup ignorent ou oublient...
Il y a quelques mois, Lotti a ausculté Talat, une petite fille de 3 semaines et se rend compte qu'elle ne survivra pas... La mère du bébé se tient près d'elle. Avant de donner le jour à Talat, pour tenter d'éviter la contamination de la mère à l'enfant, Aseita a suivi un traitement qui n'a pas fait effet.
Pendant deux heures, Lotti garde contre sa poitrine le nourrisson secoué par les nausées et écoute les faibles battements de son petit coeur...Lotti nous dit, les larmes aux yeux :"Elle entend mon coeur battre, ça la rassure, elle va partir tranquille". Elle l'assiste jusqu'à son dernier souffle.
La mère du nourrisson est séropositive. Elle a déjà perdu quatre autres enfants !
Malgré la maladie et les risques de contamination qu'elle fait courir à ses partenaires, Aseita n'ose pas refuser les grossesses, de peur de perdre son statut de femme et de mère.
Lorsque le coeur de la petite Talat a cessé de battre, Aseita a hurlé son dégoût de la vie puis elle s'est effondrée, terrassée par le chagrin
Elle dit à Lotti que la vie est mauvaise et qu'elle veut mourir avec son enfant. Lotti pleure en nous racontant ce drame... Elle a pourtant trouvé la force de soutenir la mère puis de prendre les dispositions nécessaires pour que l'enfant ait une sépulture décente, sans que l'enterrement ruine la famille.Les services d'un corbillard légalement obligatoire coûtent l'équivalent d'un mois et demi de salaire. Et de toute façon, Aseita ne pourrait pas payer, elle n'a pas d'emploi.
Depuis des années, elle et son fils survivant, Bouba, 12 ans (que Lotti a adopté aujourd'hui en raison du dècés de la mère) sont entièrement à la charge de Lotti.
Lotti nous avoue être révoltée par cette tradition qui pousse les femmes malades à avoir des rapports sexuels non protégés et à donner le jour a des petits condamnés à mort !
Nous sommes bouleversés par le récit de Lotti
Elle nous propose de nous rendre maintenant du Centre Espoir d'Eux. Nous nous serrons tous les six dans la voiture d'André et tournons dans la première rue à droite. Nous arrivons au Centre et apercevons également une grande cour avec, également un grand arbre parasol au milieu. Des bougainvilliers roses et oranges se balancent au vent.
Je vois les mots "paix" "shalom" et "salam" - le même mot "paix" en français, en hébreux et en arabe - écrits sur le mur, derrière les quatre grandes tables à manger et, sur un autre mur, une citation du Talmud : "Celui qui sauve une vie sauve toute l'humanité".
Nous constatons que plusieurs lits occupés chacun par un malade, sont alignés près du mur. Trois matelas sont posés sur le sol. Les malades qui sont couchées là n'ont pas trouvé de place dans les chambres pleines à craquer.
Lotti nous présente Yusuf, un enfant de huit ans dont la mère attend la mort dans une des chambres réservées aux femmes
Comme Yusuf n'a plus de père, Lotti l'a recueilli chez elle, lui aussi. Il dort dans un petit lit d'enfant, au pied du lit de sa mère. Il ne peut pas étendre ses jambes mais par contre, Lotti nous dit qu'il peut au moins entendre respirer sa maman
Lotti nous présente maintenant Bouba (le petit orphelin de 12 ans dont j'ai parlé plus haut). Lui et Yusuf sont très amis et fréquentent l'école payante du bidonville. Lotti paie leur scolarité.
Ensuite, on rencontre Christ 4 ans, Emmanuel a 20 mois et Mohammed a dix-sept mois. Ils sont tous les trois orphelins de père et de mère mais par "chance", ne sont pas infectés par le sida...
Puis, Lotti nous demande si nous désirons voir les chambres. Les Schulé et mon mari préfèrent rester dans la cour avec les enfants mais Evelyne et moi suivons Lotti. Jamais je n'oublierai ce que j'ai vu ce jour-là, ni les plaintes des grands malades, ni les râles des mourants... Lotti les caresse, leur parle tendrement, les réconforte. Evelyne et moi ne pouvons plus parler, nous sommes si tristes...
Nous supportons ces regards suppliants, ces visages amaigris, ces corps décharnés... Nous supportons pour pouvoir témoigner
C'est pour tous ces pauvres gens que Lotti se lève chaque matin. L'énergie qui la pousse, c'est de la révolte à l'état pur. En Afrique, on ne meurt pas, on crève !
Lotti nous relate encore un dernier et dramatique événement :
- C'était en janvier 2002, j'étais assise dans mon vieux 4x4, j'étais en avance et j'attendais César (un homme qui l'accompagne dans ses visites aux domicile des malades du bidonville). Je suis descendue pour préparer mon sac et j'ai senti l'odeur douceâtre d'un animal crevé. J'ai fait le tour du véhicule en suivant l'odeur et j'ai trouvé...un homme. Il était enveloppé dans un sac poubelle noir. A trois mètres de la route, dans un fossé, complètement déshydraté, avec des fourmis qui lui sortaient de la bouche et des oreilles. J'ai vu qu'il respirait et me suis approchée. Je lui ai demandé depuis combien de temps il était ici et m'a répondu faiblement "Je ne sais pas". César est arrivé et a réuni trois hommes. Nous l'avons déposé dans le 4x4 et conduit au dispensaire. C'est ce jour-là que Lotti a pris la décision de faire construire le Centre Espoir d'Eux (mouroir)
Dans le bidonville, on savait que cet homme gisait là depuis...10 jours ! De temps en temps, on lui apportait un peu d'eau et des restes de repas
Il a vécu encore 8 jours pendant lesquels Lotti l'a veillé avec amour.
Lotti côtoie la misère chaque jour, elle aide inlassablement tant de malades à quitter ce monde, elle leur donne de l'amour, de l'espoir. Elle leur rend leur dignité. Cette femme est admirable et ne baisse jamais les bras.
Depuis ce jour de mars 2004 qui m'a permis de rencontrer Madame Lotti Latrous, je suis restée en contact permanent avec elle grâce à Internet et je la rencontre en Suisse, trop rarement...
Je réalise, bien sûr, que mon carnet de voyage va se terminer sur une note très triste mais porteuse d'espoir. Il y aura de l'espoir tant qu'il y aura des Madame Lotti qui renoncent pour que d'autres reçoivent.
Nous allons quitter Lotti, son personnel, les malades et les enfants, non sans avoir distribué tous les vêtements et diverses choses utiles dont Lotti a tant besoin.
Nous quittons ce grand carré de poussière qu'on appelle "Adjouffou" et reprenons la route de la ville. Nous avons "des bleus au coeur" et les émotions se bousculent dans notre tête.
En cours de route, nous apercevons de grandes taches de couleur déposées à même les collines herbeuses : les célèbres lessives de l'Afrique !
Nous nous faufilons dans la grande circulation et décidons de rentrer "chez nous" directement et nous partirons ensuite à pied, rendre une visite à nos amis du quartier.
Le lendemain, Les Schulé nous proposent une journée calme et reposante dans les lames écumeuses de l'Océan, à Grand Bassam, à 45 km d'Abidjan. Finalement, nos amis André et Paulette ainsi que mon mari Georges resteront à la plage,
mais Evelyne et moi décidons de faire quelques achats-souvenirs dans le plus grand marché artisinal que j'aie vu de ma vie !
Sur environ 2 km et de chaque côté de la route, des boutiques, des boutiques, partout et de toutes les couleurs. Des objets en bois sculptés, des souvenirs pour tous les goûts, des tissus, des cacahuètes grillées dans les bouteilles plastic, de grands papillons colorés, en bois, des sacs et trousses en tissus africain, etc. etc. etc. Il me faudrait 20 minutes pour tout détaillé et...il fait trop chaud !! Sans blaguer, ce jour-là à Grand-Bassam, on se liquéfiait. Une horreur ! Nous ne pouvions même pas marcher sur le sable du bord de la route qui s'enfilait dans nos sandales et nous brûlait les pieds !
Transpiration : chercher à te fuir constamment, c'est méconnaître le milieu où tu règnes ! Mieux vaut adapter le pas et modérer les mouvements ! (auteur inconnu) !!
Nous avons même dû carrément renoncer à notre magasinage et nous avons attendu qu'André vienne nous rechercher à l'heure convenue, dans un petit bar, à l'OMBRE ... en sirotant une eau gazeuse bien fraîche
Le lendemain, nous réunissons nos maigres effets (maintenant, nous allons voyager léger), je donne quand même un coup de nettoyage dans notre petit logis (!) et nous décidons d'aller dans un marché local où nous achèterons quelques fruits exotiques pour emmener en Suisse.
Nous passons l'après-midi à échanger nos impressions avec André et Paulette, nous prenons une douche, nous allons embrasser tous les voisins, tous les enfants du coin qui rient avec nous, qui dansent, toujours prêts à faire la fête !!
Et puis voici l'heure de quitter le quartier où nous avons vécu tant de beaux moments, où nous avons connu tant de gens adorables.
Les Schulé nous accompagnent à l'aéroport. Une dernière fois nous rions des acrobaties de notre chauffeur préféré, nous jetons un dernier regard aux amusants panneaux publicitaires, aux vieilles voitures déglinguées "Au revoir la France" ! Nous retrouvons les petits vendeurs de rues, nous faisons un clin d'oeil ému
en passant devant la rue conduisant à Adjouffou- Port-Bouet, avons une pensée pour Lotti, son personnel et tous les malades
et nous arrivons à l'aéroport, déjà...
Nous buvons une dernière bière africaine et prenons congé de nos amis André et Paulette qui ont tant contribué à la réussite de cet "inoubliable voyage en Côte d'Ivoire en mars 2004" !
Je termine ici mon récit par une pensée africaine que j'apprécie particulièrement :
"Pour élever un enfant, il faut tout un village"
Au revoir belle Côte d'Ivoire, puisse ton peuple trouver le chemin de la réconciliation !
Bonne chance à tous les membres de COW et à bientôt pour une nouveau safari !